Auteure: Brigitte JAQUES
Mise en scène : Brigitte JAQUES
Scénographie et costumes : Emmanuel PEDUZZI
Lumières : André DIOT
Artistique collaboration : François REGNAULT
Assistant à la mise en scène : Eric VIGNER
Acteurs : Philippe CLÉVENOT, Maria DE MEDEIROS, Eric VIGNER, Vincent VALLIER
Production : Théâtre National de Strasbourg – Comédie-Française – Compagnie Pandora
Régisseur général : Noureddine El Ati
Bande son et régie son : Bernard Klarer
Régisseur lumière: Jean-Jacques Marion et Bruno Bléger
Accessoiriste: Olivier Tinsel
Habilleuse Elisabeth Tinsel
Elvire Jouvet 40, Sept leçons de L. J. à Claudia sur la seconde scène d’Elvire du Dom Juan de Molière, conçu par Brigitte Jaques d’après les leçons données par Louis Jouvet au Conservatoire d’Art dramatique de Paris du 14 février au 21 septembre 1940, fut créé le 8 janvier 1986 au Théâtre National de Strasbourg (direction Jacques Lassalle) dans la Salle Hubert Gignoux, repris au Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet à Paris (direction Josyane Horville) du 3 au 7 février 1986, du 1er au 16 juin 1986 et du 20 octobre au 5 décembre 1987 : production TNS, Comédie-Française (administrateur Jean-Pierre Vincent), Théâtre de l’Europe (direction Giorgio Strehler), Compagnie Pandora.
Tournées avec la Comédie-Française au Brésil (Brasilia, Belo Horizonte, Rio de Janeiro, Sao Paulo, Porto Alegre), en Uruguay (Théâtre Solis de Montevideo), en Argentine (Théâtre Cervantès de Buenos Aires, Cordoba), du 29 juillet au 23 août 1987.
Tournée en France (Boulogne, Villeneuve d’Ascq, Strasbourg, Beauvais, Reims, Toulouse, Montpellier, Albi, Tours, Bourges, Poitiers, Valence, Grenoble, Villeurbanne, Nantes).
En Europe (Londres, Berlin-ouest, Berlin-est, Varsovie, Prague, Budapest, Vienne, Yougoslavie, etc.)
En Afrique de l’Est (Madagascar, Île Maurice, Île de la Réunion, Kenya (Nairobi), Burundi (Bujumbura).
Et à New York (Festival Pepsico Summerfare).
Le ravissement d’Elvire
Au Conservatoire d’Art dramatique de Paris, à raison de sept séances qui ont lieu entre le 14 février et le 21 septembre 1940, Louis Jouvet fait travailler à une jeune actrice, Claudia, la dernière scène d’Elvire (acte IV, scène 6) du Dom Juan de Molière. Claudia répète chaque fois la scène devant la classe assemblée, qui intervient de temps à autre sous l’impulsion du Maître.
Comme un maître, en effet, c’est ainsi qu’apparaît Jouvet dans les cours publiés de cette dernière année 1940 – la dernière d’un enseignement que la guerre interrompit définitivement et qui avait débuté en 1934. Un maître en un sens ancien et presque oublié, en un sens artisanal aussi ; dernier détenteur peut-être des secrets d’un art, d’une tradition, d’une convention, comme il aimait dire – l’opposant fermement aux conventions de toutes sortes –, d’un Art du théâtre enfin, qui nous paraît aussi complexe, aussi raffiné que celui du Kabuki ou du Kathakali. Jouvet, un maître de l’Art du théâtre classique où le texte fait figure de loi.
Mais c’est aussi face aux jeunes acteurs, qu’il écoute et regarde avec une acuité, une impatience terrible, cherchant à tout instant la vérité de chacun, que Jouvet s’impose à nous comme un maître ; dans la forme même d’un enseignement qui dépasse celui des professeurs, des pédagogues, et finalement s’y oppose. Car eux n’enseignent, selon la boutade du Tao, que « les choses qu’on peut apprendre, les choses qu’on peut enseigner, c’est-à-dire les choses qui ne valent pas la peine d’être apprises. » Jouvet apparaît dans ses cours comme un metteur en scène au sens le plus moderne du terme – novateur et audacieux interprète des textes anciens. De fait, chez lui, le pouvoir du maître est sans cesse questionné, dévié, par la ligne de fuite créatrice, inventive, du metteur en scène, et c’est cet écartèlement entre l’ancien et le nouveau qui fait pour nous l’émotion « actuelle » de ces leçons.
Parmi tous les cours publiés, la singularité des sept leçons à Claudia vient de ce qu’on assiste à l’initiation finale d’une élève parvenue au terme de son apprentissage, lequel a lieu dans cette scène de Dom Juan à l’épreuve d’un des sommets de l’art théâtral. « Je trouve que c’est la tirade la plus extraordinaire du théâtre classique », dit Jouvet. Le soin exceptionnel apporté à la sténographie*, qui reproduit les humeurs, les silences, les mouvements, la respiration même des participants, des « personnages », fait de ces documents un moment de théâtre exceptionnellement vivant : nous sommes tout près de connaître le secret du théâtre au travail, nous assistons à l’énigmatique accouchement d’une artiste, nous nous faisons voyeurs de la double passion du maître et de l’élève mais, en filigrane, c’est déjà celle du metteur en scène et de la comédienne qui se joue devant nous.
A travers le délicat « serpentin des opérations dramatiques », soit le contrôle parfait de l’entrée en scène, des mouvements, du rythme de l’exécution, des regards, mais surtout à travers ce qu’il appelle avec insistance le rapport de la phrase, du sentiment et de la respiration », Jouvet conduit Claudia et lui permet d’accéder à la maîtrise de son art. Mais en même temps, dans cette épreuve finale, Jouvet enseigne à son élève à dépasser le confort de cette maîtrise, à cesser de savoir afin d’oser s’avancer sans défense dans l’acte théâtral. Il faut pratiquer cet art sans artifice, c’est à cette condition que Claudia deviendra une artiste et que le texte sera porté à son incandescence.
En effet, dans l’une des avant-dernières leçons, le maître dira avec étonnement : « C’est la première fois que j’entends ce morceau. »
Afin de la préparer à cet art sans artifice, Jouvet traque chez Claudia les coquetteries, les habiletés, les joliesses, il réduit à néant tous les plaisirs qu’elle retire de son savoir-faire. Et Claudia se défend pied à pied, elle veut échapper à la voix, au regard du maître, respirer librement ; elle s’appuie sur la sourde hostilité de la classe, veut croire qu’elle peut se mouvoir sans lui, se refuse à lui, l’impatiente, le fait souffrir. Il y a là un combat terrible pour tous les deux comme s’il s’agissait de la conquête d’une âme.
Cependant Claudia se laisse investir par la parole de Jouvet, parole inlassable qui pousse sans cesse le corps de l’actrice à dessiner le mouvement du texte, que tisse entre elle et le rôle un réseau de pensées et de désirs presque trop dense, presque labyrinthique, et qui tresse aussi comme un second texte autour du Dom Juan de Molière, un texte de commentaires et d’interrogations qui aboutit à l’interprétation de ce Dom Juan comme d’un « miracle », interprétation incroyablement audacieuse, sans doute indépassée à ce jour en ce qu’elle résout « miraculeusement » et justifie la construction apparemment « manquée » de la pièce.
« Dom Juan est un miracle, un miracle du Moyen-Âge, une pièce qui n’est ni religieuse, ni anti-religieuse mais qui est baignée tout entière de la préoccupation de Dieu. C’est cela Dom Juan. Ce n’est pas un coureur de filles, le problème n’est pas là. » [Cinquième leçon] C’est cette interprétation de Jouvet qui s’élabore dans les leçons à Claudia et que sa mise en scène accomplira sept ans plus tard.
Et Elvire, dans ce contexte, apparaît à Jouvet comme une sainte, une « extatique ». C’est à la rencontre d’une mystique qu’il prépare longuement Claudia. On voit bien qu’il ne la fait renoncer à son savoir, à ses plaisirs mêmes, que pour lui faire éprouver la jouissance infinie de la sainte, le déferlement ininterrompu de l’extase d’Elvire qui a sublimé son amour pour Dom Juan en amour de Dieu, et vient en une dernière apparition tout à la fois lui annoncer sa mort et essayer de le sauver.
« Tout cet amour dont elle a été emplie et qui est monté en elle par un phénomène de chimie céleste a été transformé en amour de Dieu », et Jouvet continue par cette admirable exclamation : « Je me ferais cistercienne pendant trois mois pour savoir ce que c’est que cette sérénité, pour en éprouver le sentiment ! »
Une mise en scène est un aveu, disait Jouvet, et c’est bien à la déclaration d’un aveu que ces leçons nous font assister. Elles semblent en effet, à mesure qu’on s’achemine vers la fin, les stations marquées d’une approche de l’art théâtral, d’un phénomène de chimie céleste où le théâtre serait à la place d’un Dieu inconnaissable et infiniment distant. (« Car on ne peut rien savoir sur le théâtre, encore moins que partout ailleurs »).
Il y a là, présent, palpable, une sorte de devenir mystique de Jouvet. « Pour obtenir un certain état psychique, il faut que l’acteur se conforme à une certaine existence, qu’il soumette son corps à une préparation ».
Jouvet veut Claudia comme Elvire : extatique, inconsciente, égarée, et même anorexique, dans un état de « viduité » tel que l’actrice devienne pure transparence, pure voix qui jaillit entre le texte et le monde, pure interprète. « C’est quelqu’un qui vient délivrer un message malgré lui ». Jouvet parle d’Elvire à Claudia, mais ce faisant ne lui donne-t-il pas une définition de l’acteur, le plus utopique et peut-être la plus belle ?
A la fin de ces leçons, en effet, nous avons affaire à quelqu’un qui n’est plus Claudia, à quelque chose qui n’est plus pour la comédienne « la niaise manie de son moi encombrant qui la possède. »
C’est après de longs mois d’exercice, d’entraînements physiques et spirituels, que surgit ce moment soudain et merveilleux où de l’oubli de soi naît pour elle le grand Art du théâtre. Ça parle. Comme les maîtres zen se réjouissent quand, dans l’art chevaleresque du tir à l’arc japonais, « quelque chose a tiré » ;
« La nue éclate, on voit tout à coup l’apparition et puis elle parle, et quand c’est fini, c’est fini ».
Ainsi Jouvet enseignait-il en 1940 l’art de l’acteur
Elvire Jouvet 40 / Une pièce de Brigitte Jaques / Théâtre National de Strasbourg
Film réalisé par Benoit Jacquot
Avec
Philippe Clévenot
Maria de Medeiros
Vincent Vallier
Eric Vigner